Le Mardi 17 décembre 2024
Croissance, décroissance, santé mentale et mes souliers de Noël
publié par Projet Collectif en Inclusion à MontréalOn m’a expliqué les principes de la thermodynamique à l’école avec un exemple simple : quand j’utilise mes souliers, ils s’usent. Leur semelle semble disparaître petit à petit, mais en réalité, elle ne disparaît pas : elle se transforme. Elle part en petits morceaux irrécupérables, inutilisables pour fabriquer quoi que ce soit. C’est quelque chose d’irréversible, une énergie dissipée sous forme de chaleur. Je me souviens avoir observé attentivement mes souliers. C’étaient ceux que j’avais reçus pour Noël. À l’époque, on attendait, parfois plus que les cadeaux eux-mêmes, le nouvel habillement qu’on allait porter le soir de Noël, souliers inclus.
Un an plus tard, j’ai constaté que mes souliers s’étaient tranquillement évanouis. Je me débattais toujours entre deux choix : prendre soin de mes souliers ou jouer au soccer à la récréation. La tension penchait toujours en faveur du sport roi. J’étais certain que j’en aurais de nouveaux.
Cet exemple m’a accompagné depuis. Pourtant, il y a eu une pause, un moment où j’ai failli l’oublier. C’était pendant un cours de macroéconomie à la faculté d’ingénierie. On m’a présenté l’idée de la croissance économique. Pour cela, on a créé une sorte de monde à part, sans limite, où les graphiques sophistiqués semblaient défier les lois de la physique ou les principes biologiques.
C’était un monde attrayant, semblable à une horloge géante contrôlée par des divinités. Nous, futurs professionnels, en maîtrisant ces principes hors du monde, étions destinés à rejoindre ce panthéon que l’on nommait progrès. Le progrès du Nord. Le simple fait d’être assis là, écoutant, nous donnait déjà l’illusion d’en faire partie. Évidemment, il fallait réussir les examens.
Mais cette illusion n’a pas duré. Rapidement, mes souliers m’ont rattrapé. Même si le sentiment d’avoir une place dans cet univers de pouvoir et de contrôle était enivrant, la réalité m’a ramené aux principes fondamentaux de la physique et de la vie : on ne peut pas croître indéfiniment. Malgré l’attrait des graphiques et des divinités, je ne pouvais ignorer le lien entre croissance et destruction, même si l’idée de progrès restait séduisante. Ce n’est que plus tard, à travers d’autres rencontres, que j’ai compris plus en détail les raccourcis logiques de cette idée de croissance économique infinie et son lien avec le progrès. Plonger dans le paradigme de la complexité révèle l’évidence : on ne peut défendre la croissance sans admettre sa part de destruction.
Cependant, parler de décroissance restait tabou. Il fallait être extrêmement prudent dans le choix des mots pour ne froisser personne, ni ceux qu’on associe à la droite, ni ceux de gauche. L’idée de croissance semblait intouchable, quel que soit le spectre politique. Dans le Sud et dans certains contextes, on parlait donc du développement à « échelle humaine » (desarollo a escala humana), en intégrant à cette notion tout le système du vivant. C’était l’idée d’un développement sans croissance. Mais la décroissance, elle, demeurait innommable. Cet état de choses est en train de changer dans certains milieux.
Il faut noter que la mise en place de l’idée de croissance économique est venue avec la décroissance des systèmes vivants, des biens communs, et plus profondément encore, de ces biens essentiels que François Flahault appelle les biens communs vécus. Ces biens, non utilitaires, nécessitent d’être partagés et vécus ensemble pour acquérir une véritable valeur. Ce sont eux qui rendent la vie humaine possible et répondent à ce besoin fondamental de sentir qu’on existe.
En voici un exemple du quotidien : le temps passé ensemble. Quand on joue au soccer dans la cour de récréation, ce n’est pas qu’un simple jeu. C’est une occasion de partager, d’exister dans le regard des autres, de créer une expérience commune qui est intériorisée par chacun. Voilà un bien vécu. C’est aussi ce qui donne un sens à nos existences, bien au-delà de toute idée de croissance matérielle.
Il est pertinent d’analyser cette possible boucle de causalité : une croissance accrue de la consommation de biens privés s’accompagne d’une décroissance dans l’expérience des biens communs vécus. Cela entraîne un recul du sentiment d’exister pour un nombre croissant de personnes. Ainsi, on observe une montée de la solitude, de la détresse, de la souffrance, de la perte de sens et de l’enfermement dans un cercle de repli sur soi. Cette montée serait liée, en bonne partie, à une consommation croissante d’illusions relationnelles, suivie par les profondes déceptions qu’elles engendrent.
On assiste à la croissance de l’industrie de la fuite en avant, caractérisée par la création d’attentes permanentes : une nouvelle notification, une vidéo plus drôle, plus attrayante, un message impersonnel qui semble s’adresser directement à moi, un “like” sur ma dernière photo de profil ou de mon dernier voyage… Ces palliatifs, devenus des marchandises, loin de combler le vide, ne feraient qu’amplifier, à terme, ce même sentiment.
On gagnerait donc à faire de liens, au sein de nos projets et organisations, entre la croissance — c’est-à-dire la consommation accrue d’objets et symboles —, la privatisation des biens communs, et la décroissance des biens communs vécus. On arrive possiblement au constat que l’idéal de croissance illimitée est une autre manière de nommer la destruction de la vie et l’érosion de notre sentiment d’existence.
Malgré ces constats, malgré la conscience de ces faits, nos actions s’inscrivent dans la dynamique de cette croissance. Je fais le pari que partager l’expérience des souliers de Noël, constater leur dégradation, pourrait nous aider à comprendre ce que la croissance illimitée implique et à imaginer d’autres mondes possibles.
David Castrillon – Directeur général – Projet Collectif en Inclusion à Montréal (PCEIM)