Le Mardi 26 novembre 2013
Comment élaborer des projets artistiques? En étant créatifs!
publié par Eurêka! Art et dialogue interculturelEurêka! Art et dialogue interculturel vous propose ici une chronique de Mehdi Nabti; artiste, musicien et collaborateur régulier sur de nombreux projets de l’organisme.
Comment élaborer des projets artistiques? En étant créatifs!
Être créatif c’est savoir appréhender ses propres limites (physiques, intellectuelles) ou celles imposées par l’environnement (nature, culture, société) afin de les déjouer, de les dépasser, de les rendre obsolètes. De Pythagore à Nikola Tesla, l’histoire de l’humanité est parsemée d’êtres créatifs qui élèvent l’Homme au-delà de sa condition primaire. Dans l’histoire récente de la musique créative (toujours selon l’idée de savoir négocier avec ses limites), de nombreux musiciens (de John Coltrane à Bela Bartok en passant par Olivier Messiaen) ont, selon leurs propres dires, toujours tenté de trouver des moyens de passer outre les limitations immédiates pour exprimer leurs idées.
Des constantes incontournables dans la création musicale
En tentant de négocier avec leurs limites, ces grands artistes ont découvert des constantes incontournables dans la création musicale déjà présentes dans les œuvres d’illustres prédécesseurs (Bach, Mozart etc.) : le rythme et les proportions. Bien entendu certains d’entre eux les manipulent de façon instinctive, d’autres de manière largement théorisée, en des lieux et à des époques différentes. Ces artistes à la stature de titans sont des bornes, des phares qui guident le musicien plus jeune tout au long de son parcours. Je laisse au lecteur le soin de découvrir comment Olivier Messiaen intègre le rythme des chants d’oiseaux dans sa musique, comment Bela Bartok utilise le nombre d’or dans ses quatuors à cordes ou comment John Coltrane se sert de mouvements symétriques dans ses compositions.
Suivre l’exemple des Grands
J’ai consciemment suivit leur exemple très tôt dans mon parcours musical. Né à la fin des années 1970 à Paris (France) de parents berbères originaires de Bejaia (Algérie), j’ai toujours été un mordu de jazz, de soul, de funk et de musique classique européenne. Mais voila, je ne suis pas un musicien de jazz New-Yorkais des années 1950, ni un funky-man des années 1970, ni un chef d’orchestre autrichien du 17ème siècle. N’ayant jamais voulu me complaire publiquement dans le formalisme esthétique (jouer « à la manière de ») excepté lors de mes études académiques, j’ai décidé à 23 ans de suivre l’exemple de Bela Bartok, à savoir me détourner du mainstream musical dominant pour une recherche d’immersion sur le terrain. Dans mon cas, ce fut les musiques de transe au Maroc, lors d’une recherche de plus de 4 ans au sein des confréries Aissawa et Hamadcha. Auprès de dizaine de musiciens soufis, en jouant avec eux dans différents contextes (cérémonies, concerts, rencontres musicales interculturelles) je me suis tout particulièrement intéressé aux formes rythmiques, aux structures, aux modes de jeux, aux techniques et aux proportions présentes dans ces rythmes et ces mélodies folkloriques.
Des techniques musicales avant-gardistes de plus de 2000 ans
Ces vieilles musiques rituelles de tradition orale nord-africaine seraient historiquement issues, semble-t-il, de l’antiquité grecque et du culte de Dionysos. J’étais très surpris, en les notant et en les codifiant, de relever des techniques musicales vraiment avant-gardistes, dignes des compositeurs postmodernes : utilisation de la symétrie, des proportions irrégulières, des palindromes, des rythmes complémentaires, des polyrythmies, des brisures, des variations de volume sonore, des accélérations, des ralentissements, des superpositions de vitesse, de couleurs, des substitutions tritoniques, des modes majeurs joués sur des modes mineurs, des saturations, des collages, des questions / réponses. Ces données sont encore plus remarquables lorsqu’on sait qu’il s’agit de musiques communautaires très largement improvisées, jouées en temps réel, collectivement et sans aucune notation. En jouant ce type de musique dans son contexte culturel originel, les notions de concentration, de communication, de qualité d’exécution et de cohésion entre les musiciens prennent tout leur sens. En bref, un vocabulaire musical sophistiqué est encore populaire dans certaines régions du monde mais a totalement disparu des musiques actuelles commerciales standardisées. Ce patrimoine toujours vivant reste encore absent des formations musicales institutionnelles mais sait se rendre accessible pour qui s’en donne vraiment la peine. Pour cela il faut accepter de vivre une transmission traditionnelle de l’information : aller sur place, rencontrer les gens, discuter, participer, partager et passer du temps ensemble dans la vie quotidienne.
Nass Lounassa & Pulsar : tenter de faire du neuf avec du (très) vieux
J’ai donc décidé d’utiliser ces anciennes techniques musicales dans mes deux groupes à Montréal : Nass Lounassa (« les gens de bonne compagnie ») et Pulsar. Dans Nass Lounassa, le mode de jeu est principalement axé sur le métissage de systèmes rythmiques nord-africain et latin, sur lequel se superposent des improvisations mélodiques employant des grilles d’accords et des modes issus de diverses régions du monde et de différentes époques, du médiéval arabo-andalou au jazz contemporain. Pour composer j’utilise souvent la méthode des rythmes superposés joués sur un rythme-mère (appelé « clavé » ou « achiyya » en arabe dialectal). L’origine de ce rythme peut être un rythme folklorique, son contraire (palindrome), son «négatif» ou les appuis d’un chant relevé sur le terrain. Parfois je transpose certains rythmes maghrébins méconnus sur la batterie et la basse électrique, jouant occasionnellement la lyra, une flute de berger marocaine en bambou.
Le groupe Pulsar fait référence à une étoile tournant très rapidement sur elle-même et qui émet une pulsation électromagnétique, lançant dans l’univers un rythme sans fin. L’idée de ce projet est d’investir musicalement cette idée de rythme sans fin, de groove infini, de pulsation universelle. Ici nous jouons de la musique improvisée entièrement originale et basée sur l’expérience individuelle de chacun. J’emploie aussi la géomancie, une antique méthode de divination qui me permet de composer des rythmes, des gammes et des séquences harmoniques. L’idée est de sortir de la routine, de se surprendre mutuellement. L’aspect ludique et l’interaction entre les musiciens sont importants.
Dans ces deux projets je tente passer outre les limitations, à savoir comment faire du neuf avec du (très) vieux, comment jouer des titres de 15 minutes sans lasser l’auditeur, comment maintenir un niveau d’énergie et d’interaction élevé le tout seulement avec des rythmes et des mélodies. Est-ce créatif ? Venez jugez vous-mêmes à l’un de nos concerts !
Mehdi Nabti & Nass Lounassa
Jeudi 13 février 2014 à 20h à la Maison de la Culture Mont Royal
Samedi 15 mars 2014 à 16h à la Maison de la Culture St-Michel Parc-ext
Mehdi Nabti Pulsar 4
Vendredi 6 décembre 2013 à 20h au MAI (Montréal, arts interculturels)
Samedi 7 décembre 2013 à 20h au MAI (Montréal, arts interculturels)
Source : Mehdi Nabti
http://mehdinabti.wix.com/mehdinabti
http://mehdinabti.bandcamp.com
Photo: Groupe Mehdi Nabti et Nass Lounassa