Le Mardi 14 janvier 2025
De l’achat à la jasette
publié par Projet Collectif en Inclusion à MontréalMon beau-père me racontait une histoire qui m’a fait voyager dans mon enfance, dans ma ville d’origine, loin de l’extrême froid et de l’extrême chaleur. Il me parlait de l’épicerie de M. Bolduc et de sa famille. Il me racontait comment la conversation était toujours présente, cette conversation inefficace qui faisait perdre du temps d’achat et qui, si elle était comptabilisée, ferait diminuer le chiffre d’affaires. C’était le modèle d’une épicerie de jasette, comme celle de Nando, juste au coin de la rue 13, dans le quartier de ma grand-mère. Nando savait, avant même qu’on commande, ce qu’on allait prendre… « Tiens, ton quart de fromage frais (quesito), voici la barre de chocolat 100 % noir, amère, pour le déjeuner, et le sac de galettes de maïs (arepas). Quant aux légumes, les oignons viennent d’arriver. » Mais il y avait aussi Madame Sofía, assise sur une petite chaise improvisée, la pire consommatrice que je n’aie jamais vue, avec sa phrase du jour et sa question habituelle sur ma grand-mère. Et puis, il y avait Don Gabriel, qui buvait un tinto, du bon café filtre, tout en commentant les nouvelles du journal.
Mon beau-père, en racontant ses souvenirs, parlait aussi de personnes similaires et décrivait un espace relationnel très semblable à celui de mon enfance. L’épicerie était, ici comme là-bas, un espace d’existence mutuelle, un bien commun vécu, une expérience partagée, un monde que nous faisions exister ensemble grâce aux échanges qui, d’un point de vue financier, étaient improductifs.
Dans cette épicerie, comme dans celle de mon enfance, même s’il y avait du crédit inscrit sur un bout de carton, il n’y avait pas pour autant une solidarité économique, dans le sens où on permettrait l’accès aux denrées à ceux qui, en raison de notre organisation sociale, n’y avaient pas accès. Parfois, Nando faisait un rabais ciblé pour permettre à quelqu’un d’avoir de quoi manger. C’était alors la charité qui entrait en jeu.
Cette histoire m’a fait penser aux épiceries solidaires. J’ai pu constater qu’elles prennent plusieurs formes et fonctionnent de différentes manières. J’aimerais donc présenter différents types d’épiceries (voir figure 1) afin de saisir la spécificité d’un type d’épicerie solidaire, « l’épicerie solidaire communautaire », tout en soulignant les nombreuses nuances imposées par la réalité.
L’épicerie marchande : les grandes chaines d’épicerie
Il s’agit d’organisations à but lucratif. Leur finalité, inhérente leur nature, est la maximisation du profit pour leurs actionnaires, principalement par la vente de produits alimentaires, mais pas seulement. Ce type d’organisations contribue à créer un contexte d’échanges de biens fondé sur la concurrence.
Cette épicerie pourrait être considérée comme répondant à un besoin de subsistance grâce aux denrées offertes à la vente. Cependant, cette réponse n’est accessible qu’à ceux disposant des moyens financiers requis dans le système de croissance et de concurrence en place.
Figure 1 : types d’épicerie selon le modèle économique et les types de rapports humains.
Dans le contexte du libre marché, ce type d’épicerie est également perçu (même si cela n’est pas toujours explicite) comme une réponse au besoin de liberté, en ce sens que le consommateur peut choisir ce qu’il souhaite acheter, en fonction de ses moyens financiers.
L’épicerie solidaire d’économie sociale
Une explication qui fait plus ou moins consensus de ce type d’épicerie, met l’accent sur la nature collective de la propriété et l’accessibilité financière, pour répondre au besoin de subsistance et, en restant dans un modèle de libre marché, également au besoin de liberté. On pourrait dire qu’il s’agit d’une épicerie solidaire de type économie sociale. Ce type d’épicerie offre des denrées à moindre coût à ceux qui vivent dans un contexte limitant l’accès aux aliments. Ce modèle se concentre principalement sur le besoin de subsistance, mais aussi sur la liberté de choix des produits que, par exemple, une banque alimentaire n’offre pas nécessairement.
Il s’agit d’un axe économique dans une conception d’économie sociale, dans un modèle d’organisation qui ne vise pas le profit, mais qui vise l’autonomie financière en prônant la solidarité dans les prix plus accessibles. Cela veut dire qu’elle vise de donner accès à l’achat des denrées aux personnes exclues par le système composé par les épiceries marchands. Elle répondrait au besoin de subsistance, en permettant d’avoir des choix quant aux produits.
L’épicerie marchande communautaire : les dépanneurs de quartier
Il s’agit des épiceries qui, en plus de répondre aux besoins de subsistance et, marginalement, de liberté, répondraient également aux besoins d’identité, de participation, de loisir, et même de compréhension et d’affection. Ces modèles, de moins en moins présents dans des communautés hautement marchandisées, subsistent encore dans certaines communautés ou les rapports marchands les sont moins. En plus d’acheter des denrées, les personnes trouvent dans ces épiceries un réseau de relations qui dépasse largement la relation marchande. Des relations se tissent avec le propriétaire de l’épicerie, mais aussi avec les autres clients-voisins. C’est le cas des épiceries de Nando ou de M. Bolduc.
Dans ce modèle, les gens vont à l’épicerie pour obtenir plus que des produits, ils vont aussi pour tisser des liens et nourrir leur sentiment d’exister. Ces épiceries, en raison de cette particularité, ont plus de mal à survivre dans une logique strictement marchande qui doit viser, dans tous les actions, la maximisation du profit.
L’épicerie solidaire communautaire¹
Ce type d’épicerie incarne plus fortement l’idée de répondre aux besoins d’identité, de participation, de compréhension, ainsi qu’à des besoins de création, de liberté et de loisir. Elle accorde également une grande importance à la nature communautaire de la « propriété », s’inscrivant dans une structure de projet communautaire. La réponse au besoin de subsistance se fait en tenant compte des autres besoins essentiels. Cela signifie qu’elle incarne une résistance au système social qui impose le marché comme mode d’organisation sociale, et la subsistance comme la basse des besoins humains.
Ce type d’épicerie propose une vision du développement qui vise à satisfaire plusieurs besoins humains simultanément. Cependant, bien qu’il s’agisse d’une forme de résistance, elle doit composer avec une logique de marché omniprésente pour rendre les produits accessibles, tout en étant un espace de participation, de compréhension et d’appartenance. On pourrait résumer ce type d’épicerie solidaire ainsi : c’est un espace d’inclusion qui fait fonctionner une épicerie.
Elle inclut ainsi l’esprit des épiceries de Nando ou de M. Bolduc : une épicerie de la jasette. Et la jasette, c’est plus qu’un échange économique. Ce type d’épicerie est conçue pour être plus qu’un lieu où acheter à moindre coût ou en solidarité ; elle est un espace d’interaction où l’on peut vivre le sentiment d’être une personne plutôt qu’un simple consommateur. Il y a une conception de solidarité qui dépasse la solidarité centrée sur les biens marchands, une solidarité mutuelle, pas unilatérale, où chaque personne a quelque chose à offrir.
Face à la disparition des espaces de jasette, considérés comme étant financièrement inefficaces, ce type d’épicerie communautaire met de l’avant l’échange de biens essentiels qui soutiennent l’existence, et pas seulement la subsistance, de chacun de nous : la parole partagée, des moments ensemble, des réflexions collectives.
Bien que discuter dans une épicerie dans mon pays d’origine, comme celle de Nando, n’est pas facilement accessible, mon beau-père et moi pouvons toujours aller jaser dans l’épicerie solidaire communautaire de notre quartier, en prenant le risque que d’autres personnes se joignent à nous, et qu’ensemble, nous finissions par changer le système. Oui, laissez-nous rêver !
¹ L’épicerie Solidaire de Rosemont s’ajuste principalement à ce type d’épicerie. Pour plus d’informations : facebook.com/epiceriesolidairederosemont
David Castrillon – Directeur général – Projet Collectif en Inclusion à Montréal (PCEIM)