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Comme le disait le sociologue Emile DURKHEIM (1895), la dépendance est un de ces mots « qu’on emploie couramment et avec assurance, comme s’ils correspondaient à des choses bien connues et définies, alors qu’ils ne réveillent en nous que des notions confuses, mélanges indistincts d’impressions vagues, de préjugés et de passions ».

Ainsi, dans le champ de la vieillesse, le mot dépendance ne fait pas aujourd’hui l’objet d’un consensus, ni sur sa définition, ni sur ce qu’il est censé représenter. Et pourtant, depuis une dizaine d’années, ce mot de dépendance est utilisé systématiquement et sans nuance, pour stigmatiser ce qui serait, pour certains experts, le défi du 21ème siècle, l’accroissement numérique du groupe des « personnes âgées dépendantes ».

Quelles sont donc les différentes significations de ce mot « dépendance » ?
La définition de la dépendance, donnée par le dictionnaire de la langue française, est « situation d’une personne qui dépend d’autrui ».
Mais le verbe « dépendre », c’est-à-dire « pendre de, se rattacher â » a, lui-même, plusieurs sens :

  • le premier, « ne pouvoir se réaliser sans l’action ou l’intervention d’une personne ou d’une chose », exprime l’idée d’une solidarité de faits, d’une relation entre choses qui les rend nécessaires les unes aux autres.
  • le deuxième, c’est «faire partie de quelque chose, appartenir à »
  • le troisième, le plus récent historiquement, c’est « être sous l’autorité, la domination, l’emprise », et il est connoté comme assujettissement, servitude, subordination.

Dans le champ de la vieillesse, jusqu’à la fin des années soixante, on parlait de personnes âgées semi-valides, invalides, handicapées, grabataires, voire séniles.

La première apparition, en France, du mot « dépendance » pour qualifier les personnes âgées date de 1973, et la définition en est donnée par un médecin hospitalier, travaillant en hébergement de personnes âgées, le docteur DELOMIER (1973): « le vieillard dépendant a donc besoin de quelqu’un pour survivre, car il ne peut, du fait de l’altération des fonctions vitales, accomplir de façon définitive ou prolongée, les gestes nécessaires à la vie ».
Dans le champ de la vieillesse, dès les années 1975, la définition médicale de la dépendance a donc connoté cette dernière négativement, comme incapacité à vivre seul et comme asservissement, au détriment de la connotation positive de solidarité et de relation nécessaire aux autres.

Cette vision négative de la dépendance sera confortée par la définition de la dépendance, dans le domaine de la vie sociale, adoptée par le dictionnaire des personnes âgées, de la retraite et du vieillissement (1984) : « la dépendance est la subordination d’une personne â une autre personne, ou à un groupe, famille ou collectivité ».
La récente loi (24 Janvier 1997) adoptée sur la prestation spécifique dépendance, officialise cette vision « incapacitaire » de la dépendance: « la dépendance mentionnée au premier alinéa est définie comme l’état de la personne qui, nonobstant les soins qu’elle est susceptible de recevoir, a besoin d’être aidée pour l’accomplissement des actes essentiels de la vie, ou requiert une surveillance régulière. » (art.2).

La nouvelle loi (20 juillet 2001) relative à l’allocation personnalisée d’autonomie n’a pas changé cette définition. Elle a simplement rajouté de la confusion entre dépendance et perte d’autonomie comme on le verra plus loin.

On peut opposer à cette vision médicale « incapacitaire » de la dépendance, une autre vision plus relationnelle, proposée à peu près à la même époque par le sociologue Albert MEMMI (1979): « la dépendance est une relation contraignante plus ou moins acceptée, avec un être, un objet, un groupe ou une institution, réels ou idéels, et qui relève de la satisfaction d’un besoin ».

Albert MEMMI ne travaillait pas sur une définition spécifique au champ de la vieillesse. La dépendance, disait-il, est le fait et la vérité de la condition humaine « l’on ne peut pas ne pas être dépendant ».

De plus, la dépendance, ajoutait-il, est réciproque, elle est même une relation trinitaire entre le dépendant, le pourvoyeur, et l’objet de pourvoyance.

En opposition à la dépendance « incapacitaire », tel que définie plus haut, j’ai baptisé la dépendance définie par Albert MEMMI « la dépendance-lien social ».

Depuis une dizaine d’années, c’est la définition médicale de la dépendance qui s’est imposée dans le champ de la vieillesse.
Mais au-delà d’une querelle de mots, ne peut-on lire dans ce manque de consensus autour d’une définition, le reflet d’un affrontement entre deux visions globales de la vieillesse fort différentes.

La dépendance « incapacitaire » renvoie à un état de vieillesse, essentiellement individuel et biologique.
La « dépendance- lien social » renvoie à une vieillesse qui est le résultat d’un parcours social et biologique, dans une forme d’organisation sociale déterminée. Suivant la vision que la société a de la vieillesse, les réponses apportées par les politiques sociales vont être totalement différentes. Réponse plus curative, plus médicale, plus individuelle dans le premier cas, réponse plus préventive, plus collective, plus corrective des inégalités dues aux parcours sociaux, dans le second cas.
Une autre conséquence de la prééminence de la définition incapacitaire de la dépendance, est que cette dernière est souvent confondue avec la perte d’autonomie.

On confond ainsi deux registres différents :

  • le premier, pratique et fonctionnel : la personne ne fait pas seule les principaux actes de la vie quotidienne.
  • le deuxième éthique et philosophique : la personne n’a plus la capacité ou le droit de se fixer à elle-même ses propres lois (autonomie = la loi qu’on se donne à soi-même).

La confusion entretenue en permanence entre dépendance et perte d’autonomie, signifierait-t-elle que les gens qui ne peuvent plus faire seuls les principaux actes de la vie quotidienne n’ont plus le droit de décider de leur façon de vivre ?
Dernière conséquence de ce manque de consensus sur la définition de la dépendance : les querelles sans fin des experts à propos des outils de mesure de la dépendance, et de l’évaluation du nombre de personnes dites « dépendantes ». Ne parvenant pas à définir la dépendance, les experts ont baptisé dépendance ce qu’ils pouvaient ou savaient mesurer…

C’est ainsi que la dépendance s’est trouvée, la plupart du temps, réduite à n’être qu’un état d’incapacité, et non pas une dynamique d’interaction, par le seul fait que la mesure d’un état est beaucoup plus facile que l’évaluation d’une interaction, surtout quand il s’agit de prendre en compte les dimensions multiples de l’environnement d’une personne. C’est tout à fait ce qui s’est passé avec l’outil AGGIR (Autonomie Gérontologique Groupes Iso-Ressources ). Cet outil qui ne mesure en fait que la dimension incapacité ne peut à lui tout seul définir le montant de l’aide accordée, c’est pourtant le principe de l’attribution de l’allocation personnalisée d’autonomie.

Il faut admettre aujourd’hui qu’on ne disposera jamais d’un instrument de mesure capable de déterminer un niveau de dépendance objectif, à partir duquel on pourrait, toujours objectivement, déterminer précisément un niveau d’aide nécessaire, ou de prestation à attribuer.

Il découle de cette imprécision de la notion de dépendance, des chiffrages du nombre de « personnes âgées dépendantes » qui varient de 300 000 personnes à 1 500 000, suivant la cause que l’on veut servir, ces évaluations étant relatives à qui évalue, avec quel instrument, et pour quoi en faire.

En conclusion, dès qu’il est question de dépendance, soyons d’une rigueur et d’une vigilance extrêmes… De quoi parlons nous ?
Comment définissons-nous cette dépendance, qui est dépendant, comment est-il dépendant, de qui, et de quoi ?

Paris, le 12/11/2003


Bernard ENNUYER.


Directeur d’un service d’aide et de soins à domicile


Docteur en sociologie, habilité à diriger des recherches.

Références

BRAUN (Th) Les personnes âgées dépendantes
Paris, La Documentation Française, 1988.

BOULARD (J.C) Rapport d’information sur les personnes âgées – Vivre ensemble. Assemblée Nationale n° 2135, Juin 1991.

SCHOPFLIN (P) Dépendance et Solidarités – Mieux aider les personnes âgées.
Paris, La Documentation Française, sept. 1991.

Loi n° 97-60 du 24 Janvier 1997_, tendant, dans l’attente du vote de la loi instituant une prestation d’autonomie pour les personnes âgées dépendantes, à mieux répondre aux besoins des personnes âgées, par l’institution d’une prestation spécifique dépendance. J.O du 25/01/1997 – pp 1280-1284

Loi n° 2001-647 du 20 juillet 2001 relative à la prise en charge de la perte d’autonomie des personnes âgées et à l’allocation personnalisée d’autonomie. J.O. du 21 juillet 2001 – pp 11737-11743 .

Bibliographie

Caisse Nationale d’Assurance Vieillesse, Le prix de la dépendance,
 Paris, La Documentation Française, 1990.

COLVEZ (A.), SAINTOT (M.), SCALI (J.)
Les inégalités en matière d’incapacités chroniques dans la population française vivant à domicile.
in Trajectoires Sociales et inégalités, MIRE-INSEE, Editions Eres, 1994 , p. 161 – 175.

DELOMIER (Y.) Le vieillard dépendant – approche de la dépendance. 
Revue Gérontologie 1973, n’12, sept. 1973, p.9.
Dictionnaire des personnes âgées, de la retraite, et du vieillissement, 
Paris, Franterm diffusé par Nathan, 1984, p.38.

DURKHEIM (E.) Les règles de la méthode sociologique 
Paris, Puf, Collection Quadrige, avril 1987 (première édition 1895), p.22-23.

ENNUYER (B.) Dépendance et handicap, attribut de la personne ou processus d’interaction.
Revue Gérontologie et Société, « Vieillissement et handicap » n°65, juin 1993, p.37-49.

ENNUYER (B.) Les malentendus de la Erreur ! Référence de lien hypertexte non valide. l’incapacité au lien social.
Paris, Dunod, 2002 .

GARDENT (H.) A propos de l’évaluation de la dépendance.
Revue Gérontologie et Société, « Vieillissement et handicap », n°65, juin 1993, pp. 16-23.

KESSLER (F.) (sous la direction de) La dépendance des personnes âgées
Revue de droit sanitaire et social, n°3, 1992.

MEMMI (A.) La dépendance
Paris, Editions Gallimard, 1979

VEYSSET (B.) Dépendance et vieillissement
Paris, Editions L’Harmattan, Logiques sociales, 1989

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