Dernière mise à jour: 23 mai 2024
Repenser la solidarité intergénérationnelle
en collaboration avec Jean CARETTE, Ph.D
En 2010, 90000 naissances au Québec, 46000 gars et 44000 filles. Le tiers d’entre eux, la moitié d’entre elles vont dépasser les cent ans, ce qui devrait donner un minimum de 36600 centenaires au Québec en 2110, soit dix fois plus qu’aujourd’hui. En termes de générations, nous constatons la présence de quatre à cinq générations alors que notre esprit est habitué à une cohabitation de trois générations seulement. En termes de vieillissement collectif, ce sont deux générations qui atteignent dès aujourd’hui les âges les plus élevés que nous appelons troisième et quatrième, et qui composent à elles deux un groupe social de plus en plus nombreux qui dans les vingt ans à venir atteindra le quart de la population du Québec.
Cette cohabitation multi générationnelle inédite bouleverse nos modes de penser et d’agir, individuellement et collectivement, et nous impose un effort soutenu pour retravailler, adapter et remodeler le contrat social qui nous fait vivre ensemble, entre générations et entre sexes, entre groupes sociaux et entre cultures. C’est ce bouleversement, rapide et déroutant, qui nous contraint à repenser la solidarité intergénérationnelle. Encore faut-il que ce concept soit plus précis dans nos têtes et que par nos actions et nos choix de société, nous soyons en mesure de mieux le prendre en compte. Et ce à trois paliers successifs.
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Premier niveau : ce dont nous parlons ici va plus loin, plus fort, plus large qu’une morale de fraternité interpersonnelle. L’intergénérationnel ne consiste pas seulement à prendre et à tenir des résolutions comme :
- Je vais donner un coup de main à grand-mère
- ou : je vais appeler plus souvent mon petit-fils
- ou : je vais offrir des fleurs à ma tante âgée … et fortunée pour la Saint-Valentin.
Ces gestes sont louables et peuvent introduire plus de fraternité dans le voisinage, mais ne sauraient aménager une solidarité structurelle au fondement même du social. De même qu’on ne règle pas le problème de la pauvreté en tendant son obole à un itinérant, de même on n’assurera pas la rencontre et le dialogue entre les âges et les générations en pratiquant, fut-ce à grande échelle, un boy-scoutisme quotidien. Il y faut un travail intense de l’ensemble des acteurs sociaux pour élaborer une telle solidarité, la fonder en raison et en droit, l’alimenter, la réguler et la rendre durable. Ici les petits ruisseaux restent au niveau des individus et ne font pas le lit d’une grande rivière sociale. Et nous pouvons à juste titre nous interroger sur les objectifs non avoués ou, plus simplement, les effets concrets des actions, prises de position, exhortations, et même programmes ou services qui limitent ainsi l’enjeu des rapports sociaux entre générations.
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À un deuxième niveau, la solidarité intergénérationnelle implique bien sûr un échange régulé de biens et de services entre les groupes d’âge, une transaction permanente des dettes et des dons, une négociation face à face de la réciprocité. Il est juste et utile socialement d’équilibrer les apports mutuels des différentes cohortes, en termes de répartition des charges et des avantages, des droits et des devoirs, partout où c’est mesurable et possible. Nous nous interrogerons tantôt sur l’importance et les formes sociales de cette «équité» intergénérationnelle :
- Du côté des aînés : Je t’ai élevé et tu dois être à ton tour mon aidant «naturel»
- ou : Nous avons créé la Régie des Rentes et tu me dois tes cotisations.
- Et du côté des jeunes : Je récolte les dettes, la rareté et la précarité et tu dois me rendre des comptes et tenir tes promesses
- ou : Il n’y aura plus d’argent pour nous assurer une retraite et la génération des baby-boomers, devenue papy boomer, est partie avec la Caisse.
Mais la solidarité intergénérationnelle risque une réduction à l’état de caricature si nous limitons nos échanges sociaux à de tels calculs ou de telles rancunes. Il ne faut se tromper ni de partenaires ni de responsables quand nous portons des revendications certes légitimes mais qui ne sauraient s’adresser indistinctement à un ou plusieurs groupes d’âge inférieur ou plus avancé, sans prendre en compte l’ensemble des rapports sociaux, c’est-à-dire d’abord les inégalités sociales. Il ne faudrait d’ailleurs pas ignorer que ces discours sont souvent suscités par ceux qui y voient un moyen idéologique de manipuler l’opinion à peu de frais, en lui faisant oublier les sources réelles de ces inégalités entre les destins, les parcours et les conditions de vie.
Quand on examine l’architecture québécoise des revenus de retraite, il convient de tenir les deux bouts de la chaîne : cultiver à la fois le souci d’un juste partage des coûts d’une génération à l’autre et la volonté de démasquer dans l’analyse même les inégalités sociales flagrantes que ce système révèle. Il est regrettable que la mise en avant de l’argument d’équité intergénérationnelle soit aussi souvent utilisée pour occulter le rapport social inégalitaire. Dire par exemple des baby-boomers qu’ils sont «partis avec la caisse» aboutit à faire passer l’ensemble des membres des cohortes en question pour des détourneurs de fonds égoïstes et rapaces, alors que la moitié des retraités actuels sont assez pauvres pour recevoir le Supplément de revenu garanti. La pauvreté réelle des aînés québécois doit être dénoncée non comme la résultante d’un mauvais partage entre générations, mais bien comme le résultat d’une vie de travail sans épargne possible, à cause des bas salaires, du chômage, de la précarisation croissante du marché du travail.
De plus, l’examen du système des revenus de retraite révèle un mélange de formes d’épargne collective ou de transferts qui démontre bien que le débat social est loin d’être terminé et que nous sommes en présence d’un compromis très provisoire entre plusieurs options. Au premier étage, figure le filet de sécurité fédéral financé par l’impôt, avec la Pension de sécurité (sic) de la Vieillesse (PSV) et les divers suppléments de revenu qui s’y rattachent. La fiscalité permet une redistribution universelle minimale, résultat d’une solidarité de tous, les contribuables et payeurs de taxes, envers les plus âgés des citoyens. L’indexation, durement regagnée par les aînés eux-mêmes en 1985, assure aux aînés un pouvoir de survie et d’achat minimal. On pourrait concevoir à ce premier niveau que la fiscalité, rendue plus équitable et plus progressive, soit plus efficace en termes de redistribution équilibrée de la richesse collective.
La deuxième voie est celle de la répartition, à travers la Régie des Rentes du Québec (RPC dans le reste de Canada), où les cotisations des uns financent les prestations indexées de retraite des autres, la charge étant répartie à 50% entre employés et employeurs, et où une réserve de capital permet de «lisser» les aléas de la courbe démographique. Du point de vue de la solidarité intergénérationnelle, on peut constater que le RRQ fonctionne bien, à deux «nuances» près : d’une part, il ne garantit à terme qu’une prestation maximale du quart du Salaire industriel moyen, ce qui est trop peu pour assurer un plancher de revenu décent à ses bénéficiaires. Rappelons ici que les régimes européens de répartition assurent le double du SIM en Europe, ce qui avait amené les groupes de citoyens et les mouvements sociaux québécois à demander le même niveau garanti au moment où le régime était élaboré (1963-1965). Il faut ici saluer la proposition de la FTQ et de nombreux groupes de retraités et de jeunes, visant à doubler la rente, grâce à un fonds capitalisé alimenté par des augmentations nécessaires de cotisations. L’expression de cette proposition est carrément intergénérationnelle, mais elle se heurte déjà à des protestations fortes de la part du gouvernement libéral et des regroupements d’employeurs. Comme quoi, le rapport social fondamental est ici en cause, les uns voulant son maintien, alors que les autres souhaitent plus d’égalité et d’équité.
Vient la troisième voie, celle de la capitalisation à travers les régimes complémentaires de retraite, négociés entre employés et employeurs, dont l’État et de nombreux organismes publics et parapublics. Pour la plupart, ils sont à cotisations déterminées, aux risques et périls des employés soumis au départ en retraite à des résultats très aléatoires, remplaçant progressivement les régimes à prestations déterminées, moins fragiles et relativement plus rassurants pour les employés. L’épargne collective accumulée dépend bien sûr des cotisations accumulées, mais surtout de la dynamique des marchés financiers et boursiers. La pression pour des rendements forts est telle qu’elle entraîne des politiques de placements et une gestion orientée vers la spéculation par courtiers interposés ou même directement pour les fonds les plus gros. On entend souvent parler de ces «investisseurs institutionnels» et de leur agressivité sur les marchés, plus spéculateurs qu’investisseurs, et même contre les états, dont ils ont les leviers pour manipuler la monnaie et le crédit. On entend même parfois évoquer l’absence de scrupules de certains employeurs, pouvant aller jusqu’à des détournements incontrôlés. La solidarité intergénérationnelle ne trouve ici aucune occasion d’exercice réel : il s’agit avant tout de rentabiliser un capital collectif, sans souci d’un quelconque équilibre entre les cohortes. Nous sommes ici au cœur du capitalisme financier et de ses ravages, et la récente crise de 2008 a démontré une fois encore que les employeurs désirent planifier et adopter des stratégies de réduction de risques et de désengagement, plutôt que d’assurer à leurs employés un revenu de retraite décent.
Entre le financement par l’impôt des revenus de retraite de base, les systèmes de répartition et de capitalisation, on se retrouve devant trois formes contradictoires et diversement efficaces, du point de vue des solidarités entre générations. Tout se passe comme si les politiciens n’avaient pu ou voulu faire un choix prioritaire, préférant un compromis qui dure alors qu’il faudra bien ouvrir un vrai débat sur l’avenir du financement des retraites et faire un choix plus franc dans l’exercice des solidarités entre les citoyens, quels que soient leur âge et leur appartenance générationnelle, mais surtout quelles que soient leurs positions sociales, leur cycle de vie et leur cheminement au travail. Sans doute le vieillissement collectif va t-il faire apparaître encore plus clairement cette exigence.
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Derrière les arrangements techniques et réglementaires, les calculs et les prévisions des experts, et au-delà des négociations à venir pour une répartition plus équitable et solidaire des charges entre les cohortes, il convient donc de hisser notre réflexion à un troisième niveau, celui du contrat social à redéfinir.
Deux tendances y poussent principalement. D’abord, en plus d’un maintien parfois constaté, nous assistons à un retour marqué et de plus en plus fréquent sur le «marché du travail» où la force de travail des plus âgés semble reprendre de la valeur. Selon Statistique Canada, le taux d’emploi des personnes de 65 ans et plus est en hausse depuis plusieurs années : entre 1996 et 2006, il est passé de 11, 8% à 14,8 % chez les hommes et de 4% à 5,8% chez les femmes et «la tendance se maintient» sans aucun doute. Bien sûr, les aînés cherchent là un supplément de revenu, rendu nécessaire pour maintenir un pouvoir d’achat érodé par une désindexation partielle de leurs régimes complémentaires et par la pression à la consommation. Bien sûr aussi, ils veulent retrouver par le travail une reconnaissance sociale de leur expérience et de leur savoir-faire. Mais il y a plus sans doute. Ne serait-ce pas la notion même de retrait définitif du marché du travail qui est en cause ? La retraite-repos, loisir mérité serait-elle en train de perdre sa préséance dans les perceptions et les perspectives de vie des 50 ans et plus ? Ne deviendrait-elle pas une charge indue pour une économie en manque de main d’œuvre qualifiée et expérimentée ou une tradition désuète pour une société dans le développement de son action sur elle-même ? N’assisterions-nous pas au surgissement «tranquille» d’un nouvel aménagement des temps sociaux qui entremêlerait tout au long d’un cycle de vie allongé et transformé les périodes de formation, de production et de temps libre ?
Deuxième tendance : au-delà de la rétention ou de la réintégration sur le marché du travail, il y a ce besoin-désir d’une retraite «active», non plus réduite à une consommation passive ou à une oisiveté amusée, mais impliquée dans le service d’autrui et même l’action «citoyenne». Ici, la retraite n’est plus synonyme de retrait ni de désengagement. Les aînés québécois consacrent en moyenne 268 heurs/an à des activités bénévoles, soit 65% de plus que la totalité des plus de 15 ans. Loin d’être indifférents, les aînés sont plus engagés dans leurs communautés de vie qu’on le perçoit souvent. Bien plus, commence à se profiler une volonté d’implication citoyenne des aînés : il ne s’agit plus seulement d’aider ou de rendre des services, mais de s’inscrire dans des actions collectives de transformation des milieux de vie. Par exemple, l’Association québécoise de défense des droits des retraités (AQDR) qui rassemblait à sa fondation au début des années 1980 quelques centaines d’aînés militants est devenue un mouvement social organisé et stable, fort de plusieurs dizaines de milliers de membres actifs, acteur politique incontournable et écouté. Même la numériquement puissante FADOQ, organisme voué dès sa fondation aux loisirs occupationnels, effectue son virage, s’autoproclame «le réseau des aînés du Québec» et se donne la mission de «veiller à la reconnaissance des droits et des besoins» des 50 ans et plus. Où l’on voit bien non seulement une volonté des aînés de garder et d’entretenir des liens communautaires te sociaux, mais une prise de conscience et de parole civique et même politique, au service des aînés comme des générations futures.
Avec le développement des savoirs et des techniques, avec la vitesse de leur obsolescence et de leur remplacement, la transmission des connaissances des aînés vers les jeunes ne joue plus le rôle essentiel qu’elle a tenu dans le passé. C’est désormais de dialogue et le débat entre générations qu’il convient d’organiser et de nourrir de réciprocités fécondes sur des enjeux plus globaux. Comment voulons-nous, allons-nous, pouvons-nous, devons-nous vivre ensemble, dans le respect de la dignité, des droits et de la qualité de vie de tous ou du plus grand nombre, quels que soient les âges, les sexes et les appartenances culturelles ou générationnelles ? Non seulement d’un groupe d’âge à l’autre, mais à travers la succession des générations au long cours de notre histoire commune, quels que soient les aléas et les circonstances de celle-ci ?
La solidarité intergénérationnelle implique une continuité, poursuite, aménagement ou rupture des acquis, à partir de la richesse patrimoniale et collective qui dépasse et de beaucoup le Produit national brut et sa répartition.
La solidarité intergénérationnelle suppose une chaîne d’échanges et de partages transmise à travers le temps, échange et partage régulé et conventionné de décisions collectives et d’actes sociaux au service de ce que nous appelons le bien commun ou l’intérêt général, toujours à clarifier, à redéfinir et à reconstruire, collectivement.
Et par exemple :
- Voulons-nous reprendre la Révolution Tranquille ou rompre avec ses acquis et ses modèles ?
- Préférons-nous «À chacun selon ses moyens» ou «À chacun selon ses besoins» ?
- Sommes-nous en faveur d’une individualisation de la protection des risques, dont ceux liés au vieillissement, ou pour une mutualisation plus forte ?Voulons-nous une richesse mieux ou aussi mal partagée ? Et comment ?
- La nature sera-t-elle encore pour nous une source de richesses indéfiniment exploitables ou un patrimoine vivant et fragile ?
- Quel type de puissance et d’institutions publiques souhaitons-nous? Avec quelles limites ? Avec quels leviers ? Avec quels acteurs ?
- Quels savoirs et quelles mémoires, quel type d’expériences et de maturité cherchons-nous à préserver, valoriser, diffuser, transmettre ?
- Considérons-nous la solidarité intergénérationnelle et sociale comme une exigence morale, une simple «variable d’ajustement des politiques publiques» ou bien comme un fondement de nos choix de société, une priorité de notre avenir commun?
Le vieillissement est trop souvent perçu comme un problème ou un cadeau empoisonné. Il pourrait être un levier de développement et un atout collectif. En le replaçant au cœur de la vie de chacun, quel que soit son âge, comme une chance réelle et non un fardeau pour l’individu, comme une conquête positive pour tous et comme un droit collectif, nous ouvrirons la voie à une réelle politique des âges.
Jean CARETTE
Professeur retraité de l’UQAM
Président d’Espaces 50 +
avril 2011